Au XVIIe, avec six cent mille habitants, Ispahan était capitale d'empire et l'une des villes les plus peuplées du monde. Elle n'en a plus aujourd'hui que deux cent mille. Elle est devenue Province elle s'est rétrécie, et ses immenses et gracieux monuments séfévides flottent sur elle comme des vêtements devenus trop grands. Ils s'effritent aussi et se détériorent, parce que Shah Abbas, en homme pressé d'éblouir, n'a pas pris le temps de faire bâtir solidement. C'est justement par cet abandon si humain au temps, qui est leur seule imperfection, qu'ils nous deviennent accessibles et nous touchent. Défier la durée : je suis bien certain que, depuis les Achéménides, aucun architecte iranien n'est plus tombé dans cette niaiserie.

Cette mosquée royale par exemple: pas un orage qui n'en arrache une volée d'irremplaçables carreaux de faïence. Quelques dizaines sur plus d'un million, et tout est si vaste qu'il faudrait cinquante ans de tempête pour qu'on s'avise de quelque chose. Au moindre vent, ils tombent tout de même, de haut, rebondissent, se brisent en poussière sans qu'on entende autre chose qu'un très léger bruit de feuilles mortes. Peut-être est-ce leur couleur qui leur permet de chuter ainsi en douceur. C'est ce fameux bleu : j'y reviens. Ici, il est coupé d'un peu de turquoise, de jaune et de noir qui le font vibrer et lui donnent ce pouvoir de lévitation qu'on n'associe d'ordinaire qu'à la sainteté. L'immense coupole qui en est couverte tire vers le haut comme un ballon captif. Sous ce dôme et devant les palais de la place, passent les Ispahanis, hors d'échelle, affables, pas trop épris de franchise, avec cet air qu'ont si souvent les habitants des villes d'art, d'être jury dans un concours auquel l'étranger, quoiqu'il fasse, ne comprendra jamais rien.

Nicolas Bouvier, L'usage du monde.

1963, Édition Payot et Rivages.